Cécile Arnoult œuvre pour la culture commune
Traductrice pendant 25 ans, Cécile Arnoult est passionnée de lecture et sait le pouvoir des livres pour s’évader, apprendre, partager. C’est pourquoi, lorsque Lucie, sa fille adolescente atteinte de trisomie 21, se trouve confrontée à l’impossibilité d’accéder à des livres adaptés à ses centres d’intérêt, Cécile refuse de baisser les bras. Elle crée Kiléma Éditions, une maison d’édition pour traduire les ouvrages en un langage qui lui en donne les clés d’accès : le facile à lire et à comprendre.
La trisomie de Lucie est à l’origine d’une déficience intellectuelle et de difficultés d’apprentissage. Si sa scolarité suit un cours plutôt calme jusqu’à ses dix ans, ses parents doivent alors intervenir pour qu’elle n’entre pas en institut médicoéducatif (IME). Commence un combat afin de toujours donner à Lucie l’accès au monde commun, car pour eux, « exclure ne peut permettre de mieux inclure ». S’opposant donc à ce que leur fille suive un schéma tracé au sein de structures spécialisées, les parents de Lucie parviennent à l’inscrire dans un collège privé pendant deux ans, malgré un manque de volonté éducative de l’établissement face au handicap. Après le confinement, elle poursuit sa scolarité dans une école dont la pédagogie est adaptée aux jeunes neuro-atypiques, mais dont la mise en place rencontre tout de même quelques difficultés.
Dans la logique de toujours inclure sa fille dans la culture commune, Cécile a à cœur que sa fille ait accès aux livres et lui a donc longtemps fait la lecture. Toutefois depuis ses douze ou treize ans, les livres ne sont plus adaptés, les ouvrages associés à ses centres d’intérêt devenant trop volumineux, aux phrases trop compliquées et à l’histoire trop dense. Cécile comme Lucie se trouvent d’autant plus désemparées que le processus d’apprentissage de la lecture chez les personnes trisomiques est long, et qu’en l’absence de supports d’entraînement, en adéquation avec leurs intérêts et leur niveau de lecture, l’apprentissage ne peut plus se faire.
Un jour, Cécile entend parler du FALC, le « Facile à lire et à comprendre » et y voit le potentiel d’obtenir des livres accessibles à sa fille. Elle constate pourtant une offre culturelle en FALC faible, en particulier pour des lecteurs adolescents et adultes, les quelques œuvres existantes étant des adaptations réalisées par des usagers. Le souhait de Cécile est de rendre la patrimoine littéraire commun accessible sans distinction : personnes en situation de déficience intellectuelle mais aussi personnes allophones, jeunes en difficulté avec la lecture1… C’est ainsi que naît en 2021 le projet Kiléma Éditions, non pas pour créer des œuvres en FALC mais bien pour traduire les œuvres de la culture commune en Facile à lire et à comprendre, pour qu’entre élèves, amis, au sein d’une fratrie, « chacun ait son exemplaire, lise la même histoire à sa façon et puisse en discuter ».
L’ambition est familiale, le mari de Cécile ayant entrepris de constituer des économies pour l’avenir de Lucie décide plutôt d’investir dans un fonds de dotation (Kiléma Fonds de dotation) pour soutenir des projets favorisant l’accès à la culture des personnes en situation de handicap , fonds qui finance ainsi Kiléma Éditions depuis décembre 2021. Cécile embauche une éditrice, fait appel à des traducteurs littéraires professionnels freelance formés au Falc et enfin salarie deux relectrices bénéficiant d’une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) afin de s’assurer d’une expertise d’usage. Laura est atteinte de trisomie 21, Marine rencontre des troubles du langage et de la mémoire d’apprentissage. Leurs deux profils mettent en avant des difficultés différentes : l’une est gênée dans la compréhension des phrases, l’autre a davantage de mal à suivre le fil et a besoin d’être guidée. Leurs retours et propositions de modifications permettent d’affiner la traduction, bien qu’il demeure complexe de s’adapter à tous les profils de lecteurs.
Trois livres sont d’ores et déjà disponibles : L’étranger de Camus, L’île au trésor de Stevenson et Le médecin malgré lui de Molière. Un pour chaque catégorie : adulte, jeunesse et théâtre ; une collection ado étant également en projet. Neuf traductions d’ouvrages sont en cours de réalisation, pour un objectif minimum d’une quinzaine de livres par an. « Il faut aller vite parce qu’il y a un vrai manque, surtout chez les adultes. Si on devient lecteur, on ne va pas mettre six mois à lire un livre ». Et pour donner l’envie de devenir lecteur, il faut également que les livres soient beaux. « Quand des choses sont faites pour les personnes handicapées, elles le sont souvent à bas coût, il faut que ce soit pratique. Moi, j’aime le beau. Dans une librairie, on ne verra pas la différence entre un livre d’un autre éditeur et un de nos livres Falc. On ne se dira pas “tiens c’est un livre pour handicapé” ».
Un premier test que la couverture du Médecin malgré lui semble avoir passé (malgré lui). Aperçue par hasard par un jeune atteint de trisomie, ce dernier a tout de suite manifesté l’envie de s’emparer du livre et n’a pu s’en détacher pendant des heures, soulignant à maintes reprises qu’il trouvait le livre drôle. Un bon signe pour (re)donner le goût de la lecture à ceux qui en sont éloignés par des difficultés diverses.
Prochain projet ? Constituer des tiers-lieux autour de la culture, du savoir et de l’emploi, gérés par et pour des personnes en situation de déficience intellectuelle. Des lieux où l’éducation sera également renforcée à tout âge, parce que « sous-prétexte d’un handicap intellectuel, cognitif, l’école est bien souvent arrêtée tôt, alors que ces jeunes ont précisément besoin de plus de temps pour y apprendre ». Un projet qui nécessite de l’argent et pour lequel Cécile et son mari se forment à la recherche de fonds.
1. Ce ne sont pas moins 10 millions de personnes qui sont en difficulté avec la lecture (selon les chiffres de l’Alliance pour la lecture), que le Falc peut donc potentiellement concerner.