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Léa Hirschfeld met en lumière ceux qui ont grandi à côté

Créatrice du podcast Décalés - Paris
Portrait de Léa Hirschfeld

Diffusé depuis mai 2021, le podcast Décalés donne la parole à des frères et sœurs de personnes en situation de handicap. Sa créatrice, Léa Hirschfeld, a longtemps nourri l’idée que le trouble neurologique de son frère l’empêchait de vivre pleinement sa vie. Mais en mars 2020, alors qu’elle est confinée avec lui chez leurs parents, le regard qu’elle porte sur son frère change. Léa rédige alors un témoignage vibrant, largement relayé sur les réseaux sociaux et dans les médias. Cette expérience sera l’amorce d’un nouveau projet de vie, voué à changer le regard sur le handicap et à lever le voile sur le vécu de ceux qui ont grandi à côté, en ayant rarement eu la place pour se faire entendre.

C’est en vélo que Léa arrive au Roi de pique, café du marais où elle nous a donné rendez-vous. Par un matin d’automne, café crème à la main, elle se lance dans le récit de sa vie. Parce que de sa vie, elle a voulu faire un espace de parole, une parole qui peut être thérapeutique, pour elle et pour tous ceux qui se retrouvent dans son récit, mais aussi pour ceux qu’elle aimerait nous présenter. « Les gens ne se rendent souvent pas compte de la situation des frères et sœurs de personnes en situation de handicap. Alors que nous sommes en première ligne, nous vivons la détresse de nos parents, tout en voyant que notre évolution n’a rien à voir avec celle de notre frère ou sœur. Et puis on ne peut s’empêcher de penser à l’avenir, à quand nos parents ne seront plus là. On pense aussi à comment s’impliquer pour soulager nos parents. C’est une affaire familiale. », constate-t-elle.

Née seulement deux petites années après son frère, Léa pensait marcher dans ses pas. Mais très tôt, les déficits de parole et de motricité que rencontre Anton, atteint d’un trouble neurologique, sèment leur quotidien de quelques embuches. Malgré ces deux ans d’écart, elle commence sa scolarité dans la même classe que lui, alors accompagné d’un auxiliaire à la vie scolaire, et constate très vite sa différence avec les autres élèves. « Quand on me demandait quand il guérirait, je répondais « dans un an » », raconte-t-elle dans un éclat de rire, l’œil brillant. « Ce sont des relations un peu dures à bâtir. Une certaine naïveté se perd très tôt, une hypersensibilité au monde se développe. Avec une sœur ou un frère différent, il faut remarquer toute une foule de petits détails. »

Anton est exclu de l’école à 6 ans, la famille rejoint alors Jérusalem afin qu’il soit pris en charge au centre Feuerstein, un centre de remédiation cognitive. A leur retour en France, un an et demi plus tard, Anton enchaine les écoles et autres CLIS[1], pour lesquels il est toujours « trop ceci ou trop cela ». Un parcours que Léa regrette et attribue à un manque d’adaptation du système, qui ne laisse pas assez le temps à « quelqu’un qui apprend en faisant ».

A l’adolescence, la jeune fille entre en ébullition et traverse différentes phases de dépression et de conflits. Les capacités limitées de son frère à raisonner, à verbaliser ses pensées et ses émotions pèsent sur sa propre construction identitaire. Elle a la sensation de se saboter, de ne pas s’autoriser à faire ce que son frère n’arrive pas à faire. Sessions de psychothérapie et disputes familiales s’enchaînent, un besoin de liberté et d’autonomie s’installe. A dix-sept ans, bac en poche, elle s’engage auprès de nourrissons handicapés au Vietnam pendant un mois. Puis, elle s’envole pour le Canada où vit une partie de sa famille. En parallèle d’études de cinéma, elle commence un premier job avec des adultes en situation de handicap. « A chaque fois, je partais très loin, et je travaillais au contact de personnes en situation de handicap. Et j’étais bien, parce que même si je n’arrivais pas à vivre ça avec mon frère, j’avais besoin de le vivre », souligne-t-elle. Elle rejoint plusieurs étés d’affilée l’organisme Zeno Mountain Farm aux Etats-Unis, qui organise des camps d’été lors desquels des personnes avec et sans handicap se retrouvent autour de projets de théâtre ou de cinéma.

Léa et son frère, dehors la nuit, entourés de monde, face à l'objectif
Crédit photo : Jonathan Hirschfeld

Puis, lorsque la crise mondiale de Covid-19 se déclenche, Léa revient chez ses parents et Anton. Elle avait déjà partagé sa chambre avec ce dernier pendant quinze années, pourtant c’est avec un regard renouvelé et grandi que Léa redécouvre leur relation de frère et sœur. A travers partage de séances de sport et de promenades minutées, elle comprend finalement la complexité et la simplicité de sa relation fraternelle et désire la mettre en mot. « J’ai un frère, mais je ne comprenais pas vraiment ce qu’était la fraternité », assène-t-elle. Celle qui a développé depuis quelques années une activité freelance de création de contenus rédige ainsi un vibrant témoignage pour raconter son frère et son amour pour lui, longtemps difficile à accepter.

« Le terme “Covid-19” ne veut pas dire grand-chose pour lui, alors on lui a expliqué qu’il y avait “un virus” qui causait beaucoup de détresse dans le monde. […] On m’avait dit que la douleur laisserait un jour place à l’amour […] Il serait simplement mon frère un peu spécial. Mais je ne l’avais pas cru» - Article « En confinement, j'ai changé de regard sur mon frère » du 1er mai 2020, The Huffington Post.

Son message est publié sur différents médias en ligne, d’abord étrangers puis français, et devient viral sur les réseaux. Léa reçoit de nombreux témoignages, lui faisant prendre conscience du bienfait de parler avec des personnes aux histoires similaires à la sienne. Si son discours s’est structuré depuis les derniers mois, l’émotion reste palpable. Ses grands yeux se remplissent de larmes, ses mains enroulent et déroulent ses cheveux. « Ce n’est pas évident de grandir avec quelque chose qui prend beaucoup de place, sans aucun endroit où l’exprimer. C’est un peu comme appartenir à deux mondes », explique-t-elle. Elle désire alors libérer et valoriser la parole de ceux qui vivent à côté du handicap et la rendre la plus accessible possible.

Le Paris podcast festival est un déclic : « à la fois documentaire, littéraire, intime, un podcast c’est soi-même, son baladeur et la voix de la personne choisie ». Diffusée depuis mai 2021 sur toutes les plateformes d’écoute, la saison 1, autofinancée, de Décalés donne la voix à dix frères et sœurs de personnes en situation de handicap. Chaque épisode est consacré à l’un d’entre eux, âgé de onze à quatre-vingts ans, venu livrer sa relation à son frère ou sa sœur et témoignant de la façon dont le handicap de ce dernier ne peut être ignoré mais doit être compris de façon globale. « C’est pour qu’on sorte de nos solitudes que j’ai créé Décalés et pour connaître d’autres versions à mon histoire. Je discute avec ceux qui vivent le handicap, la maladie, le deuil ou le trauma en première ligne, et à travers leurs parcours de vie on se questionne. Comment est-ce qu’on vit ce sentiment de décalage au quotidien ?  Comment est-ce qu’il influe sur notre lecture du monde ? Quelles solutions trouve-t-on face à l’adversité ? Notre rencontre a été pour la plupart de mes invités la première occasion de parler de ce qu’ils vivent », témoigne-t-elle. Plus largement, Léa voit dans ces frères et ces sœurs des passeurs d’empathie et d’ouverture, particulièrement nécessaires pour forger une société inclusive et pour que toute personne ose briser les barrières du handicap. « Les gens pensent toujours que ça va être compliqué ou qu’ils vont mal faire. Ils ne sont pas assez sensibilisés, pas assez au contact du handicap, pas assez confrontés à ce genre de situation. », regrette Léa.  

Une cinquantaine d’heures est nécessaire à la réalisation de chaque podcast. Des dons spontanés lui permettent de financer un monteur pour les trois premiers épisodes, temps durant lequel il la forme pour qu’elle puisse monter les épisodes suivants seule. Un pari réussi puisque les podcasts totalisent plus de quinze mille écoutes début 2022 et des retours massifs, à la fois de personnes en situation de handicap, de familles, de professionnels du secteur social et médicosocial, de chercheurs, ainsi que de personnes jusque-là étrangères au handicap. Une saison 2 est d’ores et déjà en préparation pour aller à la rencontre de personnes en situation de handicap et partager leurs récits de vie. Léa a également créé un groupe de parole, hébergé dans un local parisien prêté par Les Papillons Blancs, qui regroupe pour le moment treize frères et sœurs. Une façon de créer un espace nécessaire pour ceux qui ne se reconnaissent pas forcément dans les associations, encore trop peu présentes sur ces questions.

Autant de façons par lesquelles Léa espère apporter sa pierre à l’édifice que constitue le changement de regard sur le handicap. « Si on se rappelait tous de ce moment où on s’est senti décalé, on pourrait plus se mettre à la place de l’autre. Se décaler, c’est être empathique. Accepter d’être décalé, c’est accepter d’entendre l’autre », conclut-elle.

 

[1] Classes pour l'inclusion scolaire, remplacées depuis 2015 par les Unités localisées pour l'inclusion scolaire ou ULIS-école

 

Crédits photo : Jonathan Hirschfeld